Géolocalisation, backtracking : face au coronavirus, que fait la France ?

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Géolocalisation, backtracking : face au coronavirus, que fait la France ?

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Les données de géolocalisation sont au coeur des débats sur la stratégie numérique de lutte contre le Covid-19.
Les données de géolocalisation sont au coeur des débats sur la stratégie numérique de lutte contre le Covid-19.
© Getty - Mongkol Chuewong

Quel rôle peuvent jouer les outils numériques dans la lutte contre la pandémie ? Quelle est la stratégie française en la matière ? Pour le moment, pas d’approche intrusive comme dans certains pays, mais des pistes pour préparer la fin du confinement. Et l'équilibre sera difficile à trouver…

Le risque est que l’opinion finisse par considérer ces mesures de surveillance comme naturelles. On peut par exemple imaginer la mise en place d'un indice de contagiosité, qui pénaliserait finalement les travailleurs les plus exposés... La fin du confinement s’annonce longue, et la peur va perdurer. On voit aussi se généraliser le désir d’une société sans contact. Toute une série de start-up qui travaillent sur la reconnaissance faciale par exemple sont en train de réorganiser leur marketing autour de cette question. A nous de rester plus vigilants que jamais face à l'aspect technologique de la crise sanitaire actuelle. Mais jusqu’où cette stratégie peut-elle aller ? Si la géolocalisation est au cœur de quasiment toutes les démarches numériques mises en place à travers le monde, le statut des données utilisées est, lui, tout à fait différent. 

L'approche française : données agrégées et anonymisées 

En collectant des données agrégées et anonymisées, on peut déjà faire beaucoup : comprendre les mouvements de populations, modéliser la propagation de l’épidémie sur le territoire. C’est ce qui se passe en Allemagne ou encore  en Autriche depuis le 18 mars, où les opérateurs téléphoniques partagent des données avec les autorités. Cette pratique respecte a priori le cadre juridique européen, en particulier le RGPD et la directive ePrivacy, qui permet, selon certaines modalités, de traiter de telles données notamment de manière anonymisée ou avec le consentement des personnes, indique la CNIL. Cette stratégie est aussi à l’œuvre en France donc, avec un partenariat entre l’opérateur Orange et plusieurs acteurs institutionnels, comme l’Insee, l’AP-HP, les préfectures. Il a notamment permis de comprendre que 17 % des Parisiens avaient quitté la capitale à l’annonce du confinement. Le géant des télécoms collabore aussi sur un projet scientifique avec l’Inserm, là encore dans le respect du droit européen, assure le chercheur Inserm Eugenio Valdano, qui fait partie de l'équipe mobilisée :

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Nous n’allons pas nous intéresser aux déplacements d’un individu particulier, en regardant comment il a bougé et où. Nous allons plutôt analyser des données quantitatives anonymisées qui rendent compte de la mobilité entre zones géographiques grâce à la localisation des antennes relais, qui font état du nombre de déplacements effectués d’un canton à l’autre en France. 

L'approche intrusive : le backtracking ou traçage numérique

En Corée, comme ici à Cheongju, le traçage numérique s'est accompagné d'une campagne de dépistage massive
En Corée, comme ici à Cheongju, le traçage numérique s'est accompagné d'une campagne de dépistage massive
© AFP - Ed JONES / AFP

Le backtracking, ou traçage numérique va bien plus loin. Il consiste à collecter et traiter les données personnelles de géolocalisation GPS des téléphones de particuliers. Il permet par exemple de visualiser leurs déplacements et de repérer les individus susceptibles d’avoir été exposés au virus, lors de contacts avec les personnes infectées. C’est la stratégie qui a été utilisée avec succès en Corée du Sud, mais aussi à Singapour et à Hong Kong, ou encore Taïwan, des pays touchés par le passé par des épidémies de SRAS. Félix Tréguer, chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS et membre fondateur de la Quadrature du Net, explique pourquoi elle a été plutôt bien acceptée, même si des voix critiques s'élèvent ces derniers jours sur ses conséquences à long terme : 

Le backtracking s’est accompagné en Corée d’une campagne de dépistage systématique en "contact tracing", c’est-à-dire que les données d’un contaminé étaient traitées localement, mais jamais centralisées. Mise en place de manière précoce, cette double stratégie de dépistage et de traçage a surtout permis d’éviter la mise en place d’un confinement, qui reste une autre forme de restriction des libertés. Reste que les gens malades sont toujours publiquement identifiés en tant que tels, et commencent à s'en plaindre. 

A mesure que le virus progresse dans le monde, le traçage numérique a été adopté dans des pays, cette fois pas uniquement pour retracer le parcours des patients testés positifs, mais aussi pour vérifier qu’ils respectent le confinement. C’est le cas en Israël, où le gouvernement a autorisé le Shin Bet, le service de renseignement intérieur, en charge des "activités anti-terroristes", à traquer les données de localisation des téléphones portables des citoyens sans autorisation préalable de la justice. Une mesure qui inquiète, contestée, tout comme en Pologne, où tous les citoyens en quarantaine doivent télécharger une application et envoyer régulièrement des selfies afin de prouver qu'ils sont bien chez eux. 

Pas de traçage numérique en France... pour le moment

Ces solutions ne sont pas à l’ordre du jour en France. Tracer les données "n’est pas dans la culture française" et "nous n’y travaillons pas", a ainsi déclaré Christophe Castaner. Mais la mise en place du fameux CARE, présidée par Françoise Barré-Sinoussi, co-découvreuse du Sida, laisse entendre que la stratégie française pourrait se développer. 

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Ce qui met les défenseurs des libertés publiques en alerte. La CNIL a d’ores et déjà appelé le gouvernement à ne pas aller au-delà de la collecte anonyme dans un avis communiqué à la presse, dans lequel elle rappelle le rôle du consentement.  

Dans les cas où un suivi individuel serait nécessaire, ce suivi devrait reposer sur une démarche volontaire de la personne concernée. C’est d’ailleurs le cas pour certaines applications de "contact tracing" existantes. Si la France souhaitait prévoir des modalités de suivi non anonymes plus poussées, le cas échéant sans le consentement préalable de l’ensemble des personnes concernées, une intervention législative s’imposerait.

Pour Marc Rees, rédacteur en chef du site Next INpact, qui travaille sur les questions de surveillance, il faut en effet être vigilant :

La géolocalisation ne me pose pas de problème si elle est anonymisée. Elle peut vraiment contribuer à organiser la réponse des pouvoirs publics. En revanche, la possibilité de mettre en place un traçage m’embête ; on change de régime politique. Par ailleurs,  la composition de la commission me laisse songeur. On y trouve bien Bertrand Thirion, chercheur  en intelligence artificielle, mais si la donnée est considérée comme un levier de lutte contre le Covid, on aurait aimé avoir par exemple un représentant de la CNIL parmi les membres. 

"Pister sans dépister n'a aucun sens"

L'amendement de deux députés LR  permettant le traçage numérique a été rejeté lors du vote de la loi d'urgence sanitaire le 24 mars dernier
L'amendement de deux députés LR permettant le traçage numérique a été rejeté lors du vote de la loi d'urgence sanitaire le 24 mars dernier
© AFP - JACQUES WITT / AFP / POOL

Pour aller plus loin, il faudra donc en passer par la loi. Pour le moment, la réponse législative à la pandémie ne prévoit rien de spécifique en matière de traçage. Mais le gouvernement dispose d’une large part de manœuvre, estime Félix Tréguer :

Deux sénateurs Les Républicains, Bruno Retailleau et Patrick Chaize, ont déposé un amendement à la loi sanitaire, pour autoriser "toute mesure visant à permettre la collecte et le traitement de données de santé et de localisation pendant une durée de six mois suivant la date de publication de la présente loi". Il a été rejeté.  Mais le gouvernement pourrait par exemple se servir de la loi renseignement de 2015, qui en réalité autorise déjà de telles mesures. Mais dans tous les cas, ce dispositif de pistage ne serait efficace et légitime que s'il permettait vraiment d'enrayer le virus. Autrement dit, si on ne teste pas massivement les gens en parallèle, cela n’a aucun sens. Et ce n’est pas la stratégie française pour le moment.

Le scénario de la double peine : après le confinement, le backtracking ?

A ce stade, les projets du CARE restent difficiles à appréhender. Mais la ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal, interrogée ce samedi 28 mars sur France Inter, laisse entrevoir que le CARE travaille déjà sur une stratégie pistage-dépistage, à la coréenne : 

Il y a énormément de tests rapides qui sortent sur le marché, et le CARE travaille sur ces tests, de manière à ce que nous puissions anticiper des commandes massives d’auto-tests ou de tests sérologiques, identifier les personnes contaminées et préparer l'après-confinement. 

Sans mentionner le CARE, Olivier Véran, ministre de la Santé confirme le soir-même en conférence de presse aux côtés d'Edouard Philippe, que la France est en train de changer de stratégie. 

Notre stratégie a évolué avec l’épidémie et les données de la science. (...) Je vous annonce que nous avons passé une commande de 5 millions de tests rapides qui nous permettront de passer à 30 000 tests par jour au mois d'avril, puis plus en mai et en juin.

Pour Olivier Tesquet, journaliste à Télérama et auteur de A la trace, enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance, le fragile équilibre entre nécessité d'agir et respect des libertés publiques risque fort de vaciller : 

Il ne faudrait pas que ces techniques qui empiètent sur les libertés viennent pallier l’impréparation du gouvernement. Confinement puis traçage numérique, ça apparaît un peu comme une double peine. Le solutionnisme technologique ne doit pas conduire à éluder les autres types de réponse à l’épidémie, qui n’empiètent pas sur les libertés. Nous allons devoir faire face à un vrai dilemme, et l'équilibre entre réponse à l'épidémie et respect des libertés risque de sérieusement basculer. 

Si la crise dure, le risque de l'accoutumance

La principale crainte des défenseurs des libertés publiques est celle de l'acceptation de la surveillance. Alors que le confinement a été prolongé, l'équipe de Neil Ferguson, épidémiologiste à l'Imperial College de Londres, nous avertit que l’épidémie risque de faire des retours réguliers. Confinement intermittent et pistage numérique pourraient donc être nécessaires jusqu’à l’arrivée sur le marché d’un vaccin, dans 18 mois au mieux. La CNIL a déjà  prévenu que "dès la fin de la crise, elle veillera à ce que les dispositifs exceptionnels qui auraient été mis en œuvre soient sans conséquence pour les personnes concernées (destruction des données, etc.) et que ceux-ci ne soient pas pérennisés". Mais Félix Tréguer cite le travail de l’historien des épidémies Patrice Bourdelais, qui constate qu'au travers des siècles, elles ont toujours permis aux États de renforcer et de légitimer leurs moyens de surveillance. Et Olivier Tesquet d’abonder dans son sens :

Le risque, c'est que l’opinion finisse par considérer ces mesures de surveillance comme naturelles. On peut par exemple imaginer la mise en place d'un indice de contagiosité, qui pénaliserait finalement les travailleurs les plus exposés... La fin du confinement s’annonce longue, et la peur va perdurer. On voit aussi se généraliser le désir d’une société sans contact. Toute une série de start-ups qui travaillent sur la reconnaissance faciale par exemple sont en train de réorganiser leur marketing autour de cette question. A nous de rester plus vigilants que jamais.